Aujourd’hui, je n’arrive pas à faire de la poésie. Aujourd’hui, j’ai besoin de vous parler, vraiment. Aujourd’hui il me faut vous parler de mes petites sœurs.
Celles que j’ai rencontrées au mois de décembre dernier dans un collège du sud de la France… Le planning familial nous avait fait venir pour parler rapport fille/garçon et consentement au sein de la classe… Une classe de 5ème. Elles étaient si jeunes, on ne comprenait pas trop pourquoi on devait déjà intervenir… malheureusement, on a vite compris.
Il y avait eu, selon les dire du directeur de la SEGPA, des soucis au sein de la classe… des soucis… ? Non. Une tentative de viol. Mais biensûr, le mot n’a jamais été prononcé par les adultes encadrants. Seules les filles, plus tard, quand elles ont pu, m’ont dit de quoi il s’agissait. « tu te rends compte Sandra ? C’est grave ! Il a essayé de me violer ! Ca fait un an que ça dure ! Mais on est trop petites nous pour ça ! Les garçons ils veulent faire du sexe mais nous on est trop petites ! ».
Je découvre le matin même de notre première intervention que nous serons en présence de la victime et des agresseurs. Pas de problème. Laisser la gamine face à ses agresseurs, tous les jours, ne semble pas être un problème, ni même une question. Tout va bien. On va gérer. On est là pour ça. Le directeur se félicite d’un air goguenard « Du coup vous tombez à pic hein ! Bon, en même temps vous savez, ces enfants là, quand on les mélange… ». Pardon…ces enfants-là ? « oui vous savez, le garçon il est d’intelligence normale mais en ITEP et elle, elle est gentille hein, mais elle est IME, du coup, on les mélange et c’est normal qu’il se passe des choses comme ça vous voyez… » D’abord, TA GUEULE avec tes acronymes, ces enfants ne SONT PAS des putains de sigles. Mais donc, si je traduis la pensée du dirlo ça donne quelque chose comme ça : « le garçon il est intelligent mais il a des troubles du comportement, la fille est idiote, alors c’est normal qu’elle se laisse faire. Bienvenu en SEGPA, merci de régler le problème du viol en trois heures, bisous, ciao, j’ai un rdv important, mon café m’attend ». Très bien. On va gérer. J’ingurgite tout ça. Il est 8h15, je vais rencontrer les enfants… Pardon, « ces enfants là »…
Je pourrais vous raconter le détail des séances. Je pourrai vous raconter la manipulation de l’agresseur déjà si fort, anormalement fort, et que derrière cette force on distingue les néons clignotants de la vie bousillée ; je pourrais vous décrire les syndromes post traumatiques de la victime qui se met à tourner de l’œil dès que le camarade agresseur ouvre la bouche ; les jeux, les cris, les rires mêlés, les joues rouges, les transpirations de l’adolescence, les affrontements éclatants entre filles et garçons. Je pourrais vous raconter la merde que ces gamins vivent, aux croisées de tant et tant d’oppressions. Je pourrais vous dire comment leurs profs les traitent, comment les quelques 600 autres élèves les traitent parce qu’ielles sont en SEGPA, je pourrais vous montrer l’indifférence des adultes… Je pourrais vous raconter que quand on y est retournées quelques mois plus tard, il manquait une élève, et que quand j’ai demandé des ses nouvelles, le directeur m’a répondu de son air bonhomme « oh ! elle a avalé des cachetons pendant les vacances, elle est hospitalisée ». Oui, parce que si on ne dit pas viol, on ne dit pas non plus tentative de suicide. Je pourrais vous dire que quand les filles fixent les règles de l’atelier selon leurs besoins et leurs limites, juste après « ne pas couper la parole », elles ont besoin de mettre « ne pas agresser, ne pas forcer au rapport sexuel », et que ça me glace le sang que ça fasse partie de leursbesoins, en classe, à 13 ans. Je pourrais entrer dans le détail des souffrances et des douleurs qui sont sorties quand on était en non mixité. Mais tout ça, vous le savez déjà, parce que ce sont « ces enfant-là ». Parce que ce sont ces enfants là, vous vous attendez à ces douleurs, à ces misères.
Alors ce dont je voudrais vous parler, c’est ce dont « ces enfants là » sont capables.
Ces enfants là, quand on leur demande de réfléchir à des sanctions pour les personnes qui ne respectent pas les règles, voilà ce qu’elles inventent :
« il faut d’abord laisser la possibilité du regret et des excuses »
« il faut isoler les deux personnes concernées avec un adulte qui traduit, parce que quand on est énervées, nos mots vont au-delà de nos pensées. Il faut tenter d’apaiser et de dialoguer »
« si un garçon fait une connerie, lui faire lire à voix haute les règles de vie de façon à ce que les autres entendent parce que sinon, ils imitent les bêtises entre eux pour se faire bien voir du chef de bande »
« Si on nous coupe la parole, forcer au silence 5 mn et rajouter une minute par insulte »
« Nous permettre, si on a subi une agression ou moquerie de dire à la personne le mal qu’elle nous a fait devant tout le monde, qu’elle entende et qu’on puisse lui dire dans les yeux »
« si c’est vraiment très grave (= viol), alors on va à la vie scolaire ».
Voilà, ces gamines là, elles comprennent les dynamiques pourries et violentes qui se jouent entre « garçons », ces gamines, elles ont réinventé la médiation, la réparation, la punition non violente, et intelligente. Ces gamines là, si on les écoute, elles ont les réponses à leurs maux. Elles ont la force. Elle savent déjà qu’ensemble elles sont plus fortes, elles savent déjà poser les mots sur ce qu’elles ont vécu, elle ont déjà analysé les rapports de force structurels entre filles et garçons dans leur classe, elles savent déjà que les adultes ne les aident pas (« le directeur il nous empêche de parler aux garçons, mais ça aide pas ! Nous on besoin de se parler pour régler ce problème »).
Alors oui, ces gamines là, c’est le dernier maillon de la chaîne. En tant que meufs, en tant que pauvres, en tant que non blanches, en tant que SEGPA. Ce sont elles les plus faibles parmi les plus faibles. Mais ces gamines-là, PAR ELLES MEME, elles ont appris à être sociologues, éducs, philosophes. Ces gamines là, il suffit juste de leur rendre ce qu’elles sont pour qu’elles le sachent. Et que plus jamais personne ne puisse leur dire qu’elles sont des « connes » qu’elles sont « anormales » qu’elles sont des « salopes »…
Si vous saviez à quel point je suis fière de les avoir pour petites sœurs.
Mais maintenant, il faut que quelqu’unE sache. Sache leur beauté, et leur intelligence. Voilà. Maintenant, vous au moins, vous savez.
Mes petites sœurs, je voudrais être votre miroir, tous les jours, pour que vous voyiez à quel point vous êtes belles, et puissantes. Et que vous y croyiez. Enfin.
À Sarah, Océane, Maéva, Anaïs, Suzanne, Dandine, Maryse et Bruna…